mercredi 13 mai 2015

Entretien - La guerre hybride sur les flancs de l'OTAN (G. Lasconjarias et A. Jacobs)

Auteurs d’une récente note sur "NATO's Hybrid Flanks - Handling Unconventional Warfare in the South and the East" (PDF), Guillaume Lasconajarias et Andreas Jacobs, deux chercheurs du Collège de Défense de l’OTAN (Rome), ont bien voulu répondre à quelques unes de nos questions, présentant un point de vue personnel sur la question (et non celui de l'OTAN ou de leur institution d'affiliation). 

1/ Quelle distinction faites-vous entre les guerres hybrides d’aujourd’hui, comme peut l’illustrer les récentes événements en Crimée ou dans l’Est de l’Ukraine, et celles d’hier ? 

La question des "formes hybrides" dans l’histoire de la guerre est finalement un débat ancien, et très rapidement, on pourrait arguer du fait qu’aujourd’hui, nous n’observons rien de neuf mais avons une sorte de "vin ancien dans des bouteilles neuves". La notion d’hybridité renvoie à la question d’un mélange, d’une mixité entre des formes ou des éléments, au service d’une même fin : les lecteurs familiers du monde automobile connaissent d’ailleurs l’exemple de cette voiture japonaise hybride, qui fonctionne selon l’instant soit à l’électricité, soit à l’essence, les deux combustibles servant à nourrir le moteur. Dans les scénarii militaires, le Secrétaire général de l’OTAN aime évoquer la guerre de Troie et le cheval du même nom pour désigner le rôle de la ruse et du camouflage dans l’histoire : nous voyons donc bien que ce n’est pas là chose nouvelle. Celui qui a popularisé cette notion, Frank Hoffman, relève des dizaines de cas, à tous les échelons et dans toutes les périodes historiques, de ces formes mélangées et mixtes. Le principal problème tient à des définitions qui sont imprécises : on ressort la notion de combat asymétrique, de combat hors-limite (des colonels chinois Liang et Xiangsui), de guerre de 4e génération, voire de techno-guérilla ou de guerre non-linéaire, mais nous n’avons aucune définition qui fasse consensus. 


Cette absence de définition est une limite que nous pouvons dépasser en observant l’importance de certains éléments que l’action russe en Crimée et en Ukraine a renforcé. Clairement, le point essentiel tient dans le rôle joué par les dimensions non-militaires du conflit, par exemple au travers d’actions économiques et sociales, le tout soutenu et appuyé par des actions médiatiques et de communication. Les acteurs sont aussi différents : comme il s’agit de jouer sur l’ambigüité et sur un effet de seuil - nous entendons par-là un niveau qui conduise à une escalade et à une intervention armée d’autres acteurs extérieurs -, on use de parties autres au conflit, des groupes de miliciens, des terroristes ou des criminels, tout en employant des forces spéciales camouflées, les "petits hommes verts polis" de Poutine. Les forces régulières sont en soutien, elles peuvent même entrer en action, mais uniquement en dernier recours, et sans jamais déployer toutes leurs capacités. Un rappel qu’a fait utilement le général Gomart (DRM) dans son audition à l’Assemblée nationale en montrant qu’effectivement, les Russes n’avaient pas déployé d’antennes médicales ou de commandement et de C2… 

De fait, si nous devions insister sur un point, ce serait la notion de simultanéité : on conduit des actions politiques ambiguës et des opérations qui ne le sont pas, en utilisant des acteurs étatiques comme non-étatiques, des tactiques non-conventionnelles avec des armements de dernière génération, et cela dans un environnement physique et psychologique où on frappe les esprits d’abord, les corps ensuite.


2/ En quoi la Libye pourrait être, hélas, selon vous le prochain exemple ? 

Il nous a semblé intéressant de montrer que la notion de guerre hybride ne se cantonne pas - et ne doit pas se limiter - à l’espace oriental européen. Certes, le cas particulier de la Russie en Crimée et en Ukraine interpelle, mais les réponses apportées à un type de guerre peuvent en théorie se répliquer pour d’autres théâtres et d’autres espaces conflictuels. Les changements observés au sud de la Méditerranée se sont faits vivement ressentir ces derniers mois, et la Libye s’est retrouvée à nouveau sous le feu de l’actualité. Non seulement à cause des milliers de migrants qui partent des côtes de Tripolitaine pour s’échouer sur l’ile de Lampedusa ou à Malte, ou espèrent être recueillis par les marines croisant au large, mais bien à cause de sa plongée dans un chaos toujours plus inquiétant, où trois groupes se disputent le pouvoir : d’abord le gouvernement reconnu par la communauté internationale et installé en Cyrénaïque, et le gouvernement islamique installé entre Tripoli et Misrata, puis enfin les groupes qui se réclament d’Al-Qaida et maintenant de Daesh. 

Il nous semble que le modèle s’applique car le groupe État Islamique emploie dans la région les mêmes méthodes qui ont fait son succès en Syrie et en Irak : un mélange d’infiltration et de propagande, où la Libye est décrite comme la "nouvelle ligne de front du Califat", pour à la fois les ressources en armes qu’on y trouve, sa proximité avec l’Europe - et la possibilité d’instrumentaliser et d’infiltrer les groupes de migrants - comme avec l’Afrique, et une situation de plaque-tournante de trafics de toute nature. 

Si ce n’est pas encore une guerre hybride, on observe les éléments qui la structurent : des éléments criminels et terroristes transnationaux, des soutiens extérieurs, le rôle joué par des acteurs étatiques et des puissances étrangères, comme la volonté de tenir le niveau de violence sous un seuil qui limite le risque d’une intervention extérieure massive. Nous remarquons aussi l’importance d’une idéologie qui s’appuie sur une communication stratégique extrêmement puissante, relayée avec complaisance ou inconscience par les médias.


3/ L’OTAN doit-il obligatoirement s’adapter à cette forme de guerre ? 

La question est complexe, surtout si l’on reprend notre définition. L’OTAN est d’abord et avant tout une organisation défensive, qui doit donc comprendre le nouvel ordre mondial et les nouvelles menaces pour y faire face et les traiter. Si l’on considère les relations de l’OTAN à la Russie, il est vrai que l’on a observé un changement, et même un désenchantement : après une décennie de travail dans le cadre du Conseil OTAN-Russie, qui a vu des avancées dans la coopération dans la lutte contre le terrorisme ou la non-prolifération nucléaire, la crise en Crimée a suspendu ce groupe et certains y ont vu, peut-être hâtivement, un retour à une forme de "guerre froide". Toutefois, même sans adopter cet état d’esprit, il est essentiel de voir ce qui s’est passé en Crimée, de l’analyser et d’en tirer des leçons, d’autant que nos alliés du flanc Est - au premier rang les États baltes et la Pologne - se considèrent comme des proies potentielles d’une guerre qui commencerait par des formes larvées et qui ne verrait pas forcément les tanks russes débouler à Narva, mais les pays s’effondrer et entrer dans une sorte de scénario de guerre civile où l’intervention d’acteurs extérieurs, pour "raison humanitaires" ou de protection de "minorités", serait mise à profit. 

Dans ce cadre, l’OTAN a déjà pris des mesures, qui ont été détaillées lors du sommet de Newport, en septembre dernier. D’abord, l’adoption - par les 28 États membres - d’un communiqué qui condamne fermement le viol du droit international par la Russie et s’inquiète de la résurgence de menaces directes dans une Europe qui ne peut plus s’imaginer vivre des dividendes de la paix. Sur un plan politique, cela a été suivi de l’adoption du Plan d’Action Réactivité (Readiness Action Plan) qui vise à garantir aux alliés que l’article 5 s’appliquera et que l’Alliance sera prête, et suffisamment flexible, pour toute sorte d’opérations, visant à garantir la cohésion politique des alliés, et à ce que le militaire puisse conserver au politique leur liberté d’action et de manœuvre. Sur un plan militaire, cela s’est concrétisé avec la création de la Very High Readiness Joint Task Force (VJTF), une sorte de brigade d’urgence qui complète le dispositif d’alerte otanien existant avec la NATO Response Force. On peut certes penser que ce dispositif est à la fois insuffisant en taille et en composition, mais ce serait occulter le fait que l’OTAN et les alliés manifestent à travers cette création un changement d’état d’esprit : le nombre d’exercices s’est accru (on insiste sur leur complexité et sur la façon dont ils devraient prendre en compte le réel) et on a renforcé les dispositifs d’alerte dans quelques pays comme les États baltes. Alors oui, sans doute que la composition de cette brigade ne répond pas à ce que l’on pourrait considérer comme le plus efficace pour lutter contre des menaces hybrides. Mais on travaille encore dessus et l’on peut espérer que l’on amendera l’ensemble. 

S’il fallait retenir une idée, c’est que l’adaptation se mesurera d’abord sur un plan politique et financier : la nature des menaces hybrides a rappelé aussi la fragilité d’outils de défense qui ont été sapés depuis vingt ans et dont la cohérence d’ensemble est affaiblie. Aussi, paradoxalement, l’une des mesures les plus importantes du dernier sommet - et qui finalement irrigue toutes les autres - est l’incitation à augmenter jusqu’à 2% du PIB le budget de défense des alliés d’ici à dix ans. Du respect de cet engagement dépend beaucoup. 


4/ Comme une alliance militaire formée pour faire face à d’autres menaces peut-elle s’adapter à celles-ci ? 

Répondre militairement et par des moyens conventionnels à des agressions furtives et sous le seuil pose un vrai problème d’identification et d’analyse des menaces, de partage de l’information, et de compréhension de la situation. De fait, on peut se dire que les mesures les plus efficaces prises contre la Russie ne proviennent pas de l’Alliance, mais de l’Union européenne au travers des sanctions économiques. Ce serait occulter un effet qui est celui du message que les mesures de protection et de réassurance envoient : la présence de troupes entraînées et prêtes est un signal fort que le politique accepte le combat et ses conséquences. Ainsi on peut définir la réactivité comme étant un moyen de renforcer la recherche de solutions diplomatiques ou alternatives : un adversaire potentiel doit saisir que s’il entend poursuivre, il prend des risques et que ces risques seront élevés. Des voix s’élèvent, ici et là, pour dire qu’en ce faisant, l’OTAN montre qu’elle est toujours sur le pied de guerre, qu’elle provoque la Russie inutilement, que cette dernière a toute raison de réagir, etc. C’est oublier rapidement que la Russie n’a jamais changé d’avis et que l’OTAN a toujours été considéré comme une menace : quoique fasse l’Alliance, ce sera toujours perçu comme un danger. 

Sur l’adaptation de l’Alliance, à proprement parler, il ne faut pas s’attendre à un bouleversement fondamental car l’Alliance, c’est les États. C’est d’abord à ceux-ci de poursuivre leurs efforts et à travailler avec leur génie propre aux moyens de renforcer leur capacité de résilience ou de résistance à des mauvaises sirènes. L’OTAN ne peut en tout état de cause qu’intervenir à a marge, en renforçant les capacités, en servant de cadre et en aidant les uns et les autres à mieux travailler ensemble et à mieux structurer leurs appareils de défense pour atteindre des capacités optimum. Prenons le nouveau cycle du NATO Defense Planning Process : c’est un outil peu connu du grand public et qui pourtant joue un rôle essentiel dans le lissage de ce que les États s’engagent à faire. 

En conclusion, cet article que nous avons proposé cherche à rendre public un débat sur une notion complexe - l’hybridité des conflits - en montrant que l’Alliance a entamé une première phase d’adaptation, peut-être pas parfaite, mais qui traduit un changement de direction après douze années passées en Afghanistan.

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