vendredi 18 mars 2016

Entretien - Les forces terrestres et les missions de réassurance en Europe (G. Lasconjarias)

Cet entretien avec Guillaume Lasconjarias, chercheur au Collège de Défense de l'OTAN (Rome) et auteur du récent Focus stratégique "Forces terrestres et réassurance : quelles options pour l'Alliance ?" (IFRI), a été réalisé en collaboration avec le blog Ultima Ratio.

 1/ Dans quelle cadre s’inscrit cette notion, un peu oubliée comme vous le montrez, de réassurance souvent employée ces derniers mois ? Quelle est sa part plus spécifiquement terrestre ?

Le choix du terme de réassurance me semble très connoté, à la fois historiquement et politiquement. Avant tout, ce qui m'a frappé, c'est la quasi-décalcomanie du terme anglais "reassurance". Cela porte une signification issue du monde des assurances, où un petit acteur se tourne vers un plus gros assureur pour être certain qu'il sera protégé. II porte aussi un sens positif, en ce qu'il garantit, qu'il appuie, qu'il entoure: il rassure aussi. Il est difficile de ne pas avoir cela à l'esprit quand on travaille sur ce thème.
 
 
Historiquement, et j'ai tenté de tracer l'archéologie de ce terme, la réassurance appartient au vocabulaire de la dissuasion; d'abord, et c'est un fait qu'on oublie, la réassurance est avant tout tournée vers un adversaire. On lui garantit qu'on ne fera rien, si lui-même ne fait pas le premier pas. Il s'agit donc d'une sorte de "gentleman's agreement", d'équilibre de la terreur et donc, on voit bien les liens avec la guerre froide et la dissuasion. Au fur et à mesure, la notion a glissé pour servir aussi une politique dirigée vers ses alliés, qui sont rassurés et certains d'être aidés en cas de besoin. Au sein de l'OTAN, c'est cette tendance qui se dessine, avec les discussions sur l'article 5 et l'importance retrouvée de la défense collective.
 
La part terrestre tient sans doute à ce que l'on sait tous: la détermination, in fine, et l'engagement politique, se font à terre. Je cite un texte de Fehrenbach sur la guerre de Corée qui n'a pas pris une ride et qui dit en substance que protéger un pays, lui permettre de se développer et de s'épanouir requiert avant tout des hommes capables de s'y battre et d'y mourir. Accessoirement, quand le patron des forces américaines en Europe, le général Breedlove, décide d'envoyer des parachutistes dans les pays potentiellement menacés par la Russie, il le fait parce qu'on change de niveau. La mort d'un seul soldat américain conduirait potentiellement à un engrenage que personne n'a réellement envie de tester. C'est autrement plus tangible que déplacer des bateaux et des avions, choses que l'on fait par ailleurs mais dont la portée symbolique est bien moins forte.
 

2/ Pourquoi, encore aujourd’hui, et du moins en France, semble-t-elle, à tort, être très focalisée sur la Pologne ?

Je ne pense pas que ce soit le cas. Peut-être a-t-on cette impression au regard du poids et du rôle que joue la Pologne en Europe centrale ?
 
D'un point de vue otanien, l'Alliance ne distingue pas entre les Pays baltes et la Pologne: tous sont également importants. On pourrait même ajouter les discussions qu'il y a avec deux partenaires majeurs que sont la Suède et la Finlande. Maintenant, il est vrai que la Pologne a une frontière avec l'Ukraine, et que le sens de l'histoire conduit souvent les Polonais à se méfier de leur puissant voisin - voisin qui ne l'est en fait que par l'enclave de Kaliningrad. Il est vrai aussi que la mise en place de mesures pérennes de réassurance implique des déplacements de troupes et des exercices nombreux, ainsi qu'une infrastructure solide que la Pologne possède peut-être plus que les Etats baltes.

3/ Est-ce dans ce cadre qu’il faut comprendre la récente annonce américaine de redéployer des moyens terrestres en Europe ?

Il faut à mon avis remonter un peu plus loin. Dans la réorganisation de l'US Army, entre 2011 et 2012, il avait été prévu de couper encore dans les effectifs déployés en Europe. Ainsi les deux dernières brigades multirôles (la 170e et la 172e) ont disparu purement et simplement de l'ordre de bataille, au profit de forces tournantes, promises à la NRF (Nato response force). Le discours des précédents secrétaires à la Défense reprenait d'ailleurs les vieilles antiennes qui affirmaient leur engagement en affirmant que cela n'aurait pas d'impact en termes d'entraînement en commun ni de pratiques de l'interopérabilité. A mes yeux, c'est facilement oublier le poids et l'engagement politique symbolique et concret que représente une présence permanente, quand les simples rotations pour des exercices ponctuels me paraissent là encore qu'un pis-aller.
 
 
 Ensuite, l'ERI (European Reassurance Initiative) et l'opération Atlantic Resolve constituent un vrai effort, je ne le nie pas, mais cela ne compense pas les décrues déjà enregistrées et rien ne garantit que cela soit une réalité dans la durée. A ma connaissance, le pivot vers l'Asie n'est pas oublié, et l'Europe est revenue au centre de l'intérêt mais je crains que ce ne soit que pour une période temporaire. Le changement d'administration pourra aussi avoir un impact décisif sur la portée effective de cet engagement militaire américain.

4/ D’un point de vue plus français, en quoi les forces terrestres françaises sont concernées, notamment par les axes d’efforts actuels et futurs ?

Les mesures de réassurance ont cela de bon qu'elle nous incitent à réapprendre ou à reprendre en compte la dimension des volumes à engager. Nos interventions récentes pouvaient être vues comme une guerre de capitaines et colonels. Or, la redécouverte de la Russie et de la façon dont elle est capable de manœuvrer nous pousse à reconsidérer les volumes à déployer: le niveau divisionnaire est aujourd'hui essentiel et je crois que la réforme actuelle de l'armée de terre va dans le bon sens. Il faut monter d'un clic, et voir que la manœuvre aéroterrestre complexe déjà au niveau brigade ou GTIA le sera encore plus; mais nous savions faire à l'époque de l'opération Daguet (Irak - 1991), j'imagine que nous serons capables de faire aussi bien dans le futur.

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